Célestin Freinet


Extraits choisis

Une mentalité de bâtisseurs


La vérité, c'est que nos maîtres et leurs serviteurs n'ont jamais intérêt à ce que nous découvrions les lois claires de la vie.
Ils vivent de l'obscurité et de l'erreur... et c'est toujours malgré eux et contre eux que nous réalisons notre culture.
Ce n'est pas à moi à vous dire comment vous pouvez découvrir et enseigner ces lois naturelles et universelles qui vous ouvriront très vite
et définitivement les lois de la Connaissance et de l'Humanité. Ce que je sais, c'est qu'elles existent, et que ceux qui les possèdent ont tous ce même air de sagesse et de sûreté, de calme et de simplicité, de générosité aussi, que vous lisez sur le front des vieux bergers, dans les mains intuitives des guérisseurs, dans les yeux profonds du savant, dans les décisions et l'action des militants dévoués, dans les paroles des sages... et dans la confiance étonnante des enfants à l'orée de la vie.

Je suis resté bâtisseur.
À l'ordre trop civilisé des terres aux cultures alignées et définitives, je préfère les chantiers qui transforment et animent les coins incultes des plantations qu'on voit monter, audacieuses et envahissantes comme une troupe d'enfants dans la forêt. Aux constructions confortables
méthodiques, je préfère l'abri que je monte moi-même, des racines toit et que je modèle selon mes goûts et mes besoins, comme ces vieux habits dont on ne peut se séparer parce qu'ils se sont intégrés à nos gestes et à notre vie.

Je suis bâtisseur.
Comme tout le monde : comme l'enfant qui construit un barrage ou monte une cabane, comme le maçon qui siffle sur son échafaudage,
comme le potier qui crée des formes et le mécanicien qui donne vie à mécanique. Un domaine où l'on ne construit plus est un domaine qui meurt. L'homme qui ne bâtit plus est un homme que la vie a vaincu, qui n'aspire qu'au soir en contemplant le passé défunt.
Préparez des générations de bâtisseurs qui fouilleront le sol, monteront les échafaudages, jetteront à nouveau vers le ciel les flèches hardies de leur génie, scruteront l'univers toujours jaloux de son mystère. Munissez vos classes des outils de bâtisseurs, de monteurs d'échafaudages, d'ingénieurs et de sondeurs des mystères. Même si votre école doit rester un éternel chantier, parce que rien n'est exaltant comme un chantier.
Je sais : les bâtisseurs sont toujours à pied d'oeuvre, et on vous accusera de désordre et d'impuissance parce que vous n'aurez pas souvent
la satisfaction d'accrocher le bouquet symbolique au sommet de votre construction. Les murs ne sont pas crépis, les fenêtres non encore fermées, et les cloisons des étages à peine amorcées peut-être.
Mais d'autres après vous - et les intéressés eux-mêmes - continueront l'aménagement pour que vous ayez conservé en eux la mentalité des invincibles bâtisseurs.
Rien n'est exaltant comme un chantier, surtout lorsqu'on y construit des hommes.